vendredi 8 janvier 2016

Boussole de Mathias Enard




Souvent l'écrivain, le romancier ou le poète tente d'effacer les références de ses lectures; Mathias Énard,  au contraire, les cite abondamment. Ce que nous appelons l'intertexte, de même que le palimpseste se trouvent dans Boussole court-circuités et exhibés. Le savoir est mis à nu. L'université entre dans le domaine public. Référence sur référence, le chemin de Damas du narrateur insomniaque avance dans la connaissance de l'Orient. Il tente une guérison par l'amour. Aimer jusqu'au bout de la nuit. Aimer devient un voyage au bout de soi, vers l'autre inatteignable, qui ne lui rendra peut-être pas son amour. Cet amour non partagé avec Sarah, l'héroïne adulée par le narrateur, Mathias Énard va le rencontrer au centuple : prix Goncourt 2015, lecteurs par milliers, entre autres des Orientaux. 
Franz, le narrateur, est musicologue, il essaie de comprendre l'engouement des musiciens occidentaux pour l'Orient. Il se demande que joue Liszt à Istanbul devant le Sultan. Il pense l'art et la mélancolie. Comme Orhan Pamuk qui essaie de comprendre la mélancolie d'Istanbul dans son autobiographie, Istanbul

Voyage initiatique

Perdu dans le désert, les protagonistes sont en quête d'une chose, ils cherchent quoi au juste ? On ne sait si c'est l'éternité, ou comme les croisés, cette fois désarmés, une autre Palestine . Ils sont comme des détectives venus faire l'autopsie d'un Moyen-Orient assassiné. 

En lisant un roman aussi dense, le lecteur cherche parfois un mot-clé pour ouvrir la porte de l'oeuvre. Un mot, ou bien une phrase. Je le trouve à la page 183, parlant des orientalistes, de Hugo à Balzac, de Germain Nouveau à Goethe... : "Peu importe leur rapport avec un soi-disant Orient réel..." Le mot "soi-disant" . Il s'agit de se raconter toujours, de se projeter dans l'autre. 

Le lecteur poursuit sa lecture et puis s'embarque dans un 4X4 à travers le désert. Il croise Stendhal ou Chateaubriand, Lamartine et les autres écrivains européens venus chercher leur salut. Ils ramassent des dates historiques, tombent sur des espions ou des espionnes. "Méfie-toi des histoires des voyageurs, écrit le poète iranien Saâdi dans le Golestân car ils ne voient rien." En effet, on est loin d'un film documentaire. Tout est perçu à travers un "reflet". Et l'on entend miroir. Tout est filtré. Le personnage de la littérature arabe auquel s'identifie immanquablement le narrateur est Majnoun, Qays, le Fou de Leyla. Aragon avait été séduit par ce personnage de légende. 

L'un est nourri par l'autre. L'Orient par l'Occident, et inversement : "L'Orient et l'Occident n'apparaissent jamais séparément, ils sont mêlés, présents l'un dans l'autre. Ils sont vers ce qu'ils tendent, inatteignables l'un ou l'autre." 
C'est ce que découvrira l'écrivain au fil de ses lectures. 
"Les Orientaux n'ont aucun sens de l'Orient. Le sens de l'Orient, c'est nous, les Occidentaux, nous les roumis qui l'avons" écrit Lucie Delarue-Mardrus, romancière, poète, amante de Nathalie Barney, femme de Joseph-Charles Mardrus, l'illustre traducteur des Mille et Une Nuits.

Comme Proust luttant contre le temps et prenant la plume chaque soir, les Mille et Une Nuits s'écrivent. Mathias Énard essouffle sa nuit d'insomnie en rêvant en une seule nuit à l'histoire d'amour de son narrateur pour une femme qui aime le même lever de soleil.


Boussole par Mathias Énard, Actes Sud, 2015, 384p.

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