Il était juste midi lorsque je me trouvais enfin dans la rue, sur le trottoir où, heureusement, une foule insouciante s'agitait à ses affaires. Je fus rassuré de retrouver mon quotidien avec ces autos, ces fiacres, ces charrettes, ces ânes et ces tramways. Sous un soleil de plomb, des femmes stationnaient devant les boutiques de tissus, elles discutaient comme toutes les femmes qui se respectent de bouts de chiffon et de tout le mal qu'elles pensaient de leurs maris ou de leurs belles-mères.
Des gosses s'amusaient à taquiner des chauffeurs de taxi, qui, pour se venger, n'hésitaient pas à en écraser quelques-uns, pour les faire taire ... Le tout en musique, résonnant partout dans la ville, et surtout ces chansons d'amour à la Dalida.
....
C'est un homme dont le métier est de mendier, c'est son travail en quelque sorte.
Il occupe toujours la même place, dignement comme un employé devant son bureau, Et se mets à la disposition de tous pour parler un peu de tout, de tout et de rien.
- Je t'attendais, me fit-il, ta seule vue m'enchante, j'aime bavarder avec toi.
- Tu me flattes, lui répondis-je, les affaires vont bien ?
- Je vais te raconter une histoire. Cela s'est passé dans un de nos villages pittoresques.....
Albert Cossery, Mendiants et orgueilleux (roman), Joëlle Losfeld, collection Arcanes, 1999
Cher Albert Cossery,
Je les ai revus tous, vos personnages du quartier populaire, inchangés, mendiants et orgueilleux. Ne se laissant insulter ni même par un agent de police. "Pourquoi ? Est-il mieux placé que moi?" , risquant la prison, mais défendant jusqu'au bout leur honneur. Une pègre joyeuse, mais si misérablement riante. Sortie droit du Théâtre de Quat´Sous. Des pauvres gens réduits à voler des miettes. Survivant de-ci de-là, et empestant l'espace de mensonges. Commérant sur tout et sur rien. Blaguant surtout. Avec leur esprit clanique. Agrippés à des mentalités des siècles passés. Leur sourire de miel se transforme en fiel. Ils essaient toujours de vous piéger, de vous surprendre au tournant d'une ruelle, alors que vous ne les attendiez pas .
Dans le quartier autosuffisant comme un petit village poussiéreux, il y a le boiteux, le borgne, le bègue. Tout le monde connaît tout le monde. Les voleurs, les charlatans, les liseuses de bonne et de mauvaise aventure. Les jeteuses de sorts. Les mendiants respectables. Les macros, les magouilles, les intrigues, les coups bas.
Je me souviens quand la voiture filait à vive allure, conduite par un chauffeur à moitié aveugle, et guidé par un grand-père pacha, "Tourne à droite , puis à gauche osta Mhammad! Attention, il y a un âne ici!"
La voiture file vers l'autoroute qui mène à l'aéroport, une moto la dépasse et nous arrête. Un jeune adolescent descend et vient me saluer. Il ouvre la portière et me parle en italien : "Buongiorno ! -Parli italiano? -Si. -Bene. Arrivederci.
Un espoir jaillit sur son visage angélique. Il aura un destin à part ce petit, derrière ses lunettes d'intellectuel. Si seulement il avait la chance de faire des études universitaires. Faudra lui trouver un mécène. Un de ces pachas bourgeois qu'on rencontre dans vos livres, mon cher Albert.
Le Caire et Venise, étrange ressemblance dans la décrépitude , elles voguent sur un air d'un Vivaldi orientalisé. Un film qui se passe sous vos yeux, auquel vous assistez, impuissant, comme ce cadavre qui ouvre votre roman Mendiants et orgueilleux , et que je suis en train d'illustrer par ces quelques photos.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire